Parce qu’il traduit une contestation radicale de son autorité
ou de sa légitimité, le rire désarme l’adversaire au lieu
de lui donner l’excuse attendue pour réprimer. C’est
incontestablement un défi qui lui est lancé, mais sur un terrain
qui le paralyse. En dissipant les peurs et en désamorçant la
haine, il affaiblit les forces de l’ordre, introduisant chez elles
le doute, la discorde, l’humanité et parfois l’empathie. Pas
facile de frapper ou d’arrêter quelqu’un qui vous fait rire,
qui ne vous craint ni ne vous méprise, mais qui semble au
contraire vous respecter puisqu’il vous invite à rire avec lui,
de lui parfois, comme dans le « clown activisme » dont il sera
question plus loin. Ce rire-là, qui n’est pas l’ironie blessante,
le mépris ou la condescendance mais plutôt l’ouverture à
l’autre, l’appel à l’intelligence et au bon sens, à l’humanité
dans l’autre, est aussi un appel à la réconciliation par-delà
les rôles sociaux et les intérêts antagoniques. En provoquant
le rire de l’adversaire, l’action réduit la tension dramatique
inhérente au conflit, fait tomber les masques sociaux, qui
enferment dans des rôles si éloignés de notre humanité
profonde et redonne ainsi une chance au dialogue.
Lorsque celui qu’on a devant soi n’est pas l’adversaire
mais simplement un de ses exécutants, cet effet de
« dédramatisation » instaure la confusion et lève les
obstacles : le rire diminue la capacité de réaction et surtout
de gestion d’individus qui ne prennent même pas au sérieux
les règles élémentaires de la conflictualité, qui se moquent
de tout à commencer par eux-mêmes. Concrètement, cela
peut permettre à des activistes de franchir pacifiquement
un barrage de vigiles ou de policiers, d’accéder aux locaux
qu’ils souhaitent occuper, etc.
Introduire du rire dans l’action, c’est d’abord, on l’a dit,
prendre du plaisir à agir. Ce plaisir est contagieux ! Il est
donc susceptible d’attirer à notre cause toujours plus de
nouveaux militants, de les convaincre de rejoindre la lutte
alors que le sérieux des actions militantes traditionnelles
les en tenait jusque-là à distance. Le rire est donc aussi un
moyen de se renforcer sans cesse face à un adversaire luimême
exposé à des rires de plus en plus nombreux et qui
entament la cohérence de ses positions. C’est l’une des
vertus de l’humour de contestation : il érode jour après jour
la légitimité et donc la cohésion de l’adversaire, accroissant
les contradictions et les oppositions en son sein. C’est sans
doute pourquoi on parle dans ce cas d’humour corrosif.
Il permet enfin de rappeler que la société que nous voulons
voir advenir, où l’oppression (économique, sociale,
politique…) aura cessé, est avant tout une société où l’on
pourra rire en toute liberté, de tout et de tous, et où chacun
pourra affirmer son droit au plaisir.
Outil et dimension essentiels de l’action non violente, le
rire, dont la force politique ne date pas d’hier, s’exprime
depuis plusieurs années sur de nombreux terrains de lutte et
accompagne, suivant des modalités diverses, de nombreuses
formes de désobéissance civile.